PENSÉE NUMÉRIQUE

Le mot numérique représente de nombreuses choses, il est donc très difficile d’en donner une définition définitive. On peut néanmoins observer des pratiques qui organisent la société de manière numérique, comme les listes et codes anciens (Hammurabi), le souverain de Hobbes dans son livre le Léviathan (1651) ou encore l’organisation rationnelle des sociétés (19ème siècle), dont les machines ont permis l’automatisation (20ème siècle). Ainsi, numérique fut synonyme d’Ordre, de Calcul, d’Informatique, d’Internet, de Web ou encore de Digital et plus récemment de Tech, un mot désignant les technologies numériques.

Ces technologies ont un impact sur la société et sa culture. Ainsi, quasiment toutes ses dimensions sont potentiellement numérisables, favorisant le contrôle par les nombres et la rationalisation des savoir-faire humains. Le numérique étant nouveau, il s’accompagne de son jargon, on parle par exemple de pistage numérique, d’apprentissage machine (machine learning), de cryptographie, de masses de données, de ruralite numérique, d’identité numérique, de travail du clic, de communs en réseau, de démocratie numérique, de technologies décentralisées, d’inclusion numérique, d’expérience utilisateur (UX), de médiation numérique, de vie privée numérique, de blockchain, d’apprentissage numérique, de biais algorithmiques , de santé connectée, de 5G (très haut débit mobile) ou encore de hacking (explorations numériques).

Les penseurs du numérique américains, dont le manque de diversité a été souligné par Henry Farrel dans la revue Democracy, sont des experts ou des chercheurs de centres de recherches universitaires. Les premiers, comme Clay Shirky, Nicholas Carr ou Jeff Jarvis dénoncent les dérives de l’automatisation à outrance et les dangers de l’externalisation de nos fonctions cognitives à des machines mais portent globalement un message qui souligne l’inévitabilité du passage au tout numérique de la société, littéralement de sa “transformation numérique”. Les deuxièmes, comme les intellectuels du Berkman Klein Center de l’université d’Harvard et du MIT ( Lawrence Lessig, Yochai Benkler, Ethan Zuckerman, Jonathan Zittrain) sont plus nuancés et remettent en question le passage inéluctable à la numérisation des savoir-faire et des métiers - notamment à cause des problèmes éthiques liés à l’automatisation (biais des intelligences artificielles) - analysent les risques du réductionnisme et ceux du capitalisme de surveillance, modèle décrit par Shoshana Zuboff dans un de ces récents ouvrages.

Cependant, on pourrait objecter que tous ces penseurs restent néanmoins convaincus que le numérique pourra résoudre un grand nombre de problème comme ceux liés à l’écologie, à la pauvreté, la surpopulation ou la santé. En contrepoint, des critiques du numérique comme Evgeny Morozov, dénoncent cette société de l’ouverture, techno-solutionniste et pointent les limites de ces conceptions positivistes et libérales du numérique. Lui même financé par l’Open Society Foundation et le club de réflexion New America, ce chercheur d’origine biélorusse s’occupe maintenant du déploiement de la ville dite “intelligente” (Smart City) à Barcelone. On voit donc que même les critiques de la société de l’ouverture et du solutionnisme technologique en sont également les concepteurs et ceux qui la mettent en œuvre.

La traduction française de ces courants de pensée américains s’est opérée depuis les années quatre-vingt avec la numérisation (informatisation, plan calcul) de la société française (rapport Nora-Minc en 1977), la création du Centre Mondial pour l’Informatique et le Travail en 1984 et le déploiement des ordinateurs connectés à Internet. En 2000, le parlement a tenu un séminaire sur les “nouvelles technologies” qui au delà des promesses en terme de commerce électronique et de démocratie numérique pointa le risque d’une société pistée et surveillée en permanence par des machines, appelant de ses vœux non seulement une pensée du numérique pour les comprendre mais aussi une véritable éthique liée à ces problématiques, qui préserverait les libertés numériques. Les rencontres d’Hourtin de 2001 et 2002 furent le creuset dans lequel cette pensée numérique à la française s’est cristallisée, initiant les clubs de réflexion privés (Atelier Paribas, Laser, Fing, Vecam) et publics (CNNUM) sur ces sujets et instituant des personnalités qui feront autorité sur ces sujets avec leurs livres (comme l’âge de la multitude ou l’ère numérique) et aussi leur action dans des fonctions publiques. Ce réseau produit une pensée technopolitique très proche de celle des penseurs américains, et se focalisa sur la gouvernance des réseaux numériques et la mise en place de systèmes (appelés plateformes).

En parallèle du développement de ces clubs de réflexion d’experts, les aspects éthiques et l’impact social de ces technologies ont été examiné par des chercheurs issus du monde académique comme ceux de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH), du Medialab de Sciences Po (Dominique Cardon), de l’EHESS (Dominique Pasquier, Antonio Casili) ou du récent Centre Internet et Société (Unité CNRS créée par Mélanie Dulong de Rosnay et Francesca Musiani) qui se rapproche d’ailleurs du Berkman Center d’Harvard car ses fondatrices y ont été affiliées. Ces chercheuses et ces chercheurs développent des études de terrain permettant de comprendre par exemple comment les adolescents et les familles modestes utilisent les nouvelles technologies. D’autres travaux examinent des nouvelles pratiques numériques comme le travail du clic (digital labor) qui consiste à faire effectuer des micro-tâches à de véritables ouvriers numériques. Contrairement aux précédents, ces réseaux académiques situent leur travail dans le temps long et souvent conseillent les institutions mais ne participent que peu dans leur gouvernance (à l’exception de certaines comme la société d’internet - ISOC). Leur travail original n’a que peu d’écho dans les sphères médiatiques (à part dans quelques émissions de qualité sur France Culture ou sur des podcasts) et encore moins dans les institutions publiques qui les invitent parfois comme contrepoint de penseurs numériques issus de clubs de réflexion.

Ce clivage entre le monde des chercheurs académiques et celui des experts (fussent-ils formés dans les grandes écoles techniques à la française comme Polytechnique ou l’Institut Télécom) a produit une pensée numérique française qui distingue les enjeux opérationnels des technologies (développement économique, politiques publiques) de ceux liés à l’impact de ces dernières, notamment quant à leurs enjeux en terme éthiques, d’inégalités et de libertés. Pour caricaturer, le monde des experts est très enthousiaste sur les avancées promises par le numérique (Intelligence Artificielle, 5G, Automatisation, Reconnaissance Faciale, Biométrie) et celui des chercheurs est plus nuancé, pointant à la fois les avantages mais aussi les inconvénients d’une numérisation irraisonnée de la société. De plus, les utilisateurs de ces technologies ne sont que rarement consultées pour leur développement ou leur mise en place, comme on le voit en ce moment avec des projets d’infrastructure comme le déploiement du très haut débit mobile ou des villes dites intelligentes ou sûres (Smart City, Safe City).

Une manière de favoriser une diversité de point de vue et de construire des outils dans cette optique serait de mettre en place des lieux et des tiers-lieux ouverts où des politiques, des chercheurs, des citoyens, des agents publics et des personnes travaillant dans les médias (journalistes, experts) puissent se rencontrer librement, sur le temps long. De tels laboratoires numériques connectés entre eux dans les territoires et les grandes villes pourraient ainsi favoriser l’échange et la pluralité de perspectives, de langages et de pratiques sur le numérique. Les aspects éthiques ne seraient alors plus séparés des aspects opérationnels, et pourquoi pas intégré dès la conception des technologies ou de politiques publiques. Le numérique n’est pas un sujet en soi car il irrigue tous les autres sujets, il est donc nécessaire de rassembler toutes ses dimensions (infrastructures, souveraineté, systèmes cyberphysiques) et de les relier aux usages et enjeux humains.